En guise de conclusion, par Henri PIRENNE

À la lecture de la liste des appelés, le nombre élevé des réfractaires, des fuyards en route ou des déserteurs ne manque pas de frapper le lecteur.

Le grand historien belge Henri Pirenne évoque ce sujet dans sa monumentale « Histoire de Belgique » (La renaissance du Livre, Bruxelles, 1950, 3e tome, p.397 à 399).

La conscription

La situation (économique, note Bibliotheca Floreffia) était d’autant plus fâcheuse qu’on ne doutait pas qu’elle ne fût due à la politique du gouvernement et à l’ambition de l’empereur.

Le peuple souffrait plus encore que les classes aisées. Outre le renchérissement de l’existence et le manque de travail, il avait à supporter le fardeau de plus en plus lourd de la conscription. Elle pesait sur lui de tout son poids puisque la faculté du remplacement, introduite et constamment élargie depuis 1799, en exonérait les riches.

Au début, quelques mesures avaient été prises pour la rendre moins oppressive en Belgique. Mais les souvenirs de la guerre des paysans n’avaient pas tardé à s’évanouir et il avait fallu se courber sous la loi commune. À partir de 1806, les exigences de l’armée vont croissant avec une rapidité effrayante. En 1807, on appelle non seulement les conscrits de la classe, mais encore, par anticipation, ceux de l’année suivante.


Sue ce tableau d’inspiration romantique, Napoléon et sa suite passent en revue les grenadiers de la Vieille Garde, qui présentent les armes, au cours de la bataille d’Iéna, le 14 octobre 1806. Napoléon, particulièrement indulgent envers ses hommes, se montre simplement surpris lorsqu’un grognard, au second rang, brandit son bonnet d’ourson en guise de salut.

Même mesure en 1808, aggravée par un appel supplémentaire des recrues de 1806 à 1809. En 1809, le contingent, grossi des jeunes gens de 1810 convoqués à l’avance, atteint le chiffre de 110 000 hommes; il passe à 120 000 en 1812 et à 160 000 en 1813, grâce aux appels anticipés des classes de 1814 et de 1815, auxquelles il faut ajouter encore 100 000 gardes nationaux mis en activité.

Naturellement, les recrues cherchent à échapper à ces exigences, mais plus elles s’y efforcent et plus le gouvernement les pourchasse et resserre autour d’elles les mailles du filet. Une véritable traque à l’homme s’organise, aussi ingénieuse que brutale.

Depuis 1808, elle absorbe l’activité des préfets au point qu’il s’en faut de peu qu’ils n’apparaissent comme des agents recruteurs. Leur zèle inlassablement, fouaille l’apathie et la mauvaise volonté des maires et impose aux évêques et aux curés de mettre leur autorité morale au service de l’armée. La gendarmerie patrouille en permanence à la recherche des réfractaires ; des garnisaires sont logés au domicile des parents dont le fils a disparu, à leurs frais s’ils peuvent payer, aux frais de la commune s’ils sont insolvables.

À partir de 1808, on va jusqu’à arrêter les pères et mères des récalcitrants et même leurs «bonnes amies». Des colonnes mobiles, semant la terreur sur leur passage, parcourent les départements. Il semble que, comme l’esclave antique, le conscrit en fuite soit réputé voleur de son propre corps. Et, en effet, ce corps n’appartient-il pas à l’empereur? Il est criminel non seulement de le lui dérober, mais de l’endommager en vue de le rendre inapte au service. Tous ceux qui se seront volontairement mutilés, qui se seront fait enlever le pouce ou arracher des dents, afin de ne pouvoir presser la détente du fusil ou déchirer la cartouche, seront incarcérés. Et inlassablement, avec des détails dignes de négriers, les préfets signalent aux maires les subterfuges des jeunes gens qui s’exercent au strabisme ou qui simulent des hernies «par une simple introduction d’air».

En dépit des ressources technologiques limitées de son époque, Napoléon s’est toujours efforcé de contrôler de très près les batailles qu’il a livrées. Ce tableau le représente au moment critique de la bataille de Wagram, le 6 juillet 1809, peu après midi; il observe l’enveloppement de l’extrême gauche des positions autrichiennes à Markgrafneusiedl par les troupes de Davout

La guerre dévore tant d’hommes que force est bien de lui sacrifier les enfants des notables que le gouvernement a épargnés aussi longtemps qu’il l’a pu. Les nécessités sont trop pressantes pour qu’il puisse s’embarrasser plus longtemps de les ménager.

Le mécontentement s’en agrandira sans doute, mais les fils incorporés dans l’armée répondront, en qualité d’otages militaires, de l’obéissance des pères. Il importe peu que l’opinion se révolte, si sa révolte, comprimée par la crainte, n’ose se manifester.

Dès 1809, les jeunes gens des familles les plus riches sont désignés pour les écoles militaires. S’ils se cachent, leurs pères, déclarés responsables, sont amenés à Paris par la gendarmerie et gardés à vue. En 1813, l’institution des gardes d’honneur astreint au service les fils des cinq cents contribuables les plus imposés de chaque département.

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