Franière – Souvenirs de jeunesse d’ Alain DENIS – années ’60

 

Mon grand-père, Fernand Chabottier, tenait avec ma grand-mère Marcelle Meunier une boucherie-charcuterie.

Marcelle et Fernand

La boucherie vivait de son entourage immédiat, du quartier Saint-Pierre, elle restait ouverte de 07h00 à 22 ou 23h00. Le soir, les clients y entraient dans l’obscurité.

La sonnette retentissait et mon grand-père s’empressait d’allumer la lumière de la boucherie et de servir son client à toute heure. C’était cela le commerce de proximité de l’époque. La seule chose qui le faisait râler, c’est quand un client venait vers 20h00 commander un kilo de viande hachée, alors que la machine avait été nettoyée deux heures auparavant. Rares aussi les Franièrois qui possédaient le téléphone. Mon grand-père l’avait pour des raisons commerciales, mais il arrivait souvent qu’il reçoive des communications de personnes demandant à parler à tel ou tel voisin. Mon grand-père ou ma grand-mère arrêtait la besogne pour aller quérir la personne demandée pendant que le cornet pendait dans le vide en attendant. Les clients venaient aussi souvent demander l’autorisation de donner un coup de fil et un mince dédommagement leur était requis. On faisait alors vraiment plaisir au client.

Mon grand-père Fernand vendait de la viande de qualité. Il servait les fermes environnantes et ne manquait pas de surveiller l’évolution de leurs porcs et d’en faire l’acquisition. Il en prenait livraison très tôt (5 h00 environ) le lundi matin dans une remorque bâchée qu’il avait aménagée lui-même, les marquait de ses initiales et les conduisait à l’abattoir de Namur qui se chargeait de « l’exécution ». Sur place, il donnait un bon coup de tuyau d’arrosage pour nettoyer la remorque et revenait avec les porcs coupés en deux dans le même véhicule, avec sang dans une cruche et tripes dans un grand récipient. L’AFSCA ne rôdait pas encore pour ennuyer les bouchers dont l’atelier présentait un carrelage légèrement fendu !

 

La viande de bœuf était achetée à un chevillard de Namur, en demi ou en quart. A l’époque, le porc avait davantage les faveurs des consommateurs pour des raisons économiques, je suppose.

Mais avant tout, il était un excellent charcutier, réputé pour son pâté de foie et ses boudins noir et blanc bien secs que l’on dégustait bien souvent sans pain d’accompagnement. De nombreux voyageurs s’arrêtaient tous les jours pour en accommoder leur repas d’autant plus que mon grand-père avait une règle de conduite stricte et refusait de faire évoluer ses prix de vente. Il vendait son boudin 50 anciens francs belges le kilo alors que les autres bouchers en étaient déjà à 150 ou 200 francs. Mais il ne suivait pas à reconstituer son stock. Chaque mardi, c’était le branle-bas de combat dans l’arrière-cuisine transformée en atelier. Mon grand-père et ma grand-mère préparaient tripes, pâté de foie, tête pressée, boudins noir et blanc, cervelas, fondaient la graisse et le saindoux du matin au soir. Tout était fait maison. Pour la famille uniquement parce que le produit était invendable à cause de son prix de revient, il préparait chaque année à la Noël, « sa » spécialité : des tripes au chou frisé, un mélange de viande hachée et de chou fourré dans des gros boyaux dont l’intérieur était garni d’une bonne couche de graisse qu’il appelait « les craux boyas » (écriture phonétique) (« gras boyaux »). Avant de servir ce mets « royal », il le réchauffait dans un bouillon de légumes. ! Mais amoureux de la diététique, s’abstenir ! 

Mon arrière-grand-père Gustave Meunier

J’ai bien connu mon arrière-grand-père Gustave Meunier, dit « Monseigneur » en raison de son élégante prestance, de son épaisse chevelure blanche et de sa fière allure. Il était toujours tiré à quatre épingles. Il avait tenu la boucherie   familiale, avait joué à la balle au tamis et adorait la balle pelote. Il était président d’honneur de l’équipe de Franière et le ballodrome de la place de la gare portait son nom. Il est mort à 93 ans d’une belle vieillesse tranquille. J’avais 7 ans.  C’était la première fois de ma jeune vie que j’entendais parler de décès, de défunt. Comme c’était la coutume en ce temps, celui-ci reposait à son domicile, dans une pièce annexe de la boucherie.  Des employés sont venus dresser des tentures teintées de noir et d’argent tout autour de la chambre funéraire, le défunt reposait dans un lit et un membre de la famille était en permanence présent pour recevoir les visites et pour veiller le cher disparu jour et nuit. Pour un gosse, c’était effrayant. Le jour des funérailles, il régnait un parfait silence dans et autour de la maison. Il y avait vraiment beaucoup de monde. Le convoi funéraire était communal. Un carrosse de cérémonie aux couleurs d’argent et de noir lugubre était tiré par deux chevaux caparaçonnés d’une cape aux mêmes couleurs tristes, arborant fièrement un plumeau noir sur la tête. Dans ce silence absolu, le bruit des sabots des chevaux arrivant et manœuvrant devant la maison sur les petits pavés de la rue pour venir lever le corps résonne encore en moi, de manière glaciale. Nous avons suivi le convoi jusqu’à l’église de Franière où une chose m’a encore terriblement marqué : « the » catafalque énorme et sinistre, espèce de tente noire et argentée où on engouffrait le cercueil pendant la cérémonie religieuse. J’étais terrifié à l’idée de passer à côté de ce montage. Pénibles souvenirs pour un enfant de 7 ans.

Heureusement, les temps ont évolué vers plus de simplicité et moins de solennité lugubre.

Mon grand-père parlait wallon que je qualifierais volontiers de poli, avec ma grand-mère et mon papa. Il les vouvoyait. Il utilisait le français pour parler à maman et à moi. J’ai retenu quelques phrases de ses discours. « Marcelle, vos vlo bin m’donné on novia dvantrin ». « Marcelle, ou esse ki vos avo mettu mes affères po m’botté è allé voyie djoué à l’balle ». « Adelin, dimwin, i faureuf allé à l’sinsse kerdjî des couchès po mwinrné à l’abattware ». « Fernand, esse ki n’vos foreuf nin one novelle pére di solés ? »  (écriture phonétique) (Marcelle, voulez-vous bien me donner un nouveau tablier ») (« Marcelle, où avez-vous mis mes vêtements pour m’habiller et aller voir jouer à la balle ») (Adelin, demain il faudrait aller à la ferme charger des cochons pour conduire à l’abattoir »)(« Fernand, est-ce qu’il ne vous faudrait pas une nouvelle paire de souliers »)  Nous vivions donc à cinq personnes sous le toit de mes grands-parents et mon grand-père avait en quelque sorte pris les rênes du pouvoir. Il avait un cœur tendre et une tête de fer. Il était aussi assez près de ses sous, mais quand il fallait quelque chose d’utile, c’était toujours vers la première qualité qu’il se tournait. Il mettait un très bon prix pour des chaussures, mais il les portait pendant dix ans.

 

Il vivait à l’ancienne. Par exemple, s’il sentait venir une grippe, il ne prenait aucun médicament. Il se préparait un grand verre de bière brune, genre stout, avec deux cuillérées de miel, il faisait chauffer le tisonnier au maximum dans le charbon rougi et le trempait dans le verre. Radical. Il était forgeron de métier, il avait travaillé comme tel à la glacerie. Il adorait bricoler et taper le fer chauffé dans sa forge dont j’adorais activer la manivelle. Il avait ainsi fabriqué un banc qu’il avait installé devant la boucherie. Nul besoin de l’attacher au mur avec une chaîne, il était intransportable, lourd et solide à toute épreuve. Il était même parvenu à imaginer et à fabriquer un parasol énorme, tout en fer forgé. Maman ne parvenait pas à l’ouvrir tellement il était lourd, mais il fonctionnait à merveille.

Quelques anecdotes amusantes au sujet de mon grand-père lorsqu’il avait déjà dans les 80 printemps. Nous avions un chien, un superbe setter irlandais que j’avais reçu en cadeau à Haumont (France) du tenancier du local après une lutte de balle. Une course cycliste passait à Franière et notamment dans la côte de Trémouroux. Bon-papa (c’est ainsi que je l’appelais et lui m’appelait m’blanc) avait eu l’idée lumineuse d’aller voir la course avec moi et…. Patty, le grand chien. Quand la caravane publicitaire est passée hurlant dans les haut-parleurs et ensuite les coureurs arborant une multitude de couleurs, le chien a été pris de panique et a emmené mon grand-père en arrière dans les buissons et le pré en contre-bas. Heureusement sans aucun mal ni pour lui ni pour le chien.

Dans la même veine. Mon grand-père aimait entretenir un petit potager à l’arrière de la boucherie. Mais le terrain était assez pentu et le jardinet aussi. Il avait semé quelques graines et il aplatissait la bande semée à l’aide de ce qu’il appelait « les balettes », des sabots en bois en-dessous desquels il avait cloué des planches de bois 25×30 cm environ. Bon-papa, seul au potager, a perdu l’équilibre et est tombé sur le dos, tête en bas dans le sens descendant de la pente, avec les « balettes » aux pieds. Impossible pour lui de se relever seul. Il a crié au secours et nous l’avons entendu assez rapidement pour le secourir.

Toujours volontaire pour s’occuper, il avait entrepris la remise en peinture du mur de la cour à l’arrière de la boucherie. Mais mon grand-père avait très fortement maigri avec l’âge qui avançait. Il est allé chercher un vieux pantalon que maman et ma grand-mère n’avaient pas jugé utile de rétrécir et qui, par conséquent, laissait un espace béant devant le ventre de bon-papa, d’autant plus qu’il portait des bretelles. Je ne sais pas comment il a fait. Toujours est-il que, debout sur l’escabelle, bon-papa a renversé le pot de latex blanc dans son pantalon. Tous les noms du paradis et de l’enfer ont défilé. Par discrétion, je ne vous raconterai pas la suite et surtout pas comment on a fait pour le nettoyer.

Je vous ai dit qu’il était bon comme le pain. Je devais avoir 16 ou 17 ans et un tendre duvet commençait à fleurir sur mes joues d’adolescent. Bon-papa a signalé bien haut que c’est lui et uniquement lui qui raserait « son p’tit blanc » pour la première fois. Et c’est bien ce qu’il s’est passé avec un cérémonial digne des plus grands barbiers de la planète !

Nous n’avions pas la télévision. La radio branchée sur Radio-Luxembourg fonctionnait en permanence, mais il y avait des émissions que nous évitions de manquer. Ainsi « La famille Duraton », un feuilleton à rallonge dans le style de « Les feux de l’amour » actuellement à la télé. Les présentateurs vedettes de ce moment étaient Marcel Fort, Zappy Max et François Chatelard. Marcel Fort était toujours salué par le public par un « Saluuuut Marcel » bien tonitruant. Les émissions « Quitte ou double » (l’ancêtre de « Questions pour un champion ») et « Crochet radiophonique » (l’ancêtre de « The voice ») retenaient toute notre attention. Cette dernière émission a d’ailleurs, en partie, permis à Adamo de se révéler au grand public. Et en juillet, on suivait bien évidemment le Tour de France avec Luc Varenne qui nous faisait quasiment « voir » l’étape ou les phases du match de football. En août 1957, le Tournaisien a pulvérisé son record d’antenne en commentant pendant des heures la finale de la zone européenne de Coupe Davis entre Brichant-Washer (les Belges) et Pietrangelli-Merlo (les Italiens). A la radio, c’était un exploit.  Il était un commentateur sportif de haute voltige bien au-dessus des nôtres maintenant à qui il faut des consultants et les ralentis télé pour être quelque peu crédibles. En hiver, on écoutait attentivement les résultats des matches de football d’autant plus que mon grand-père et mon papa jouaient quelques francs aux pronostics Prior.

Chaque samedi soir, deux ou trois amis venaient rejoindre mon grand-père et papa pour des parties de cartes acharnées. Ils jouaient au spitch, jeu dans lequel la dame de trèfle est la carte maîtresse. Les parties se terminaient en général vers minuit.

Il y avait à l’époque le four à chaux « li tchafor ». Toute la journée, des ouvriers foraient dans la paroi du rocher Saint-Pierre pour y déposer des mines créant un bruit de fond auquel on était habitué. Lorsque les mines étaient bien placées et prêtes à l’explosion, le mineur donnait un coup de clairon, un ouvrier rempli de cette fine poussière blanche de chaux se postait près de la chapelle Saint-Pierre muni d’un drapeau rouge, un autre dans le premier virage en venant de Floreffe pour arrêter la circulation par mesure de sécurité.  Les mines explosaient et…souvent mon grand-père remplaçait les tuiles cassées par les projections de pierres.

On ne disait rien, c’était normal. Il y avait du boulot pour ces gens-là !!! Et on ne rouspétait pas trop !

A l’arrière-plan,le concasseur et les cheminées de la glacerie

La passerelle enjambant la rue

Mais le pire, c’était le concasseur qui, de 07h00 à 16h00 faisait un boucan infernal, puisque les pierres dynamitées lui étaient amenées par wagonnets via une passerelle surplombant la rue de Floreffe pour y être triturées et malaxées. A 16h00,

quand les machines s’arrêtaient, on entendait voler les mouches et on criait « ouf ».

 

Sur le plateau à l’entrée du chemin privé se rassemblaient des tas de chaux. Les ouvriers chargeaient les camions à la pelle sans aucune autre protection qu’un  foulard devant la bouche. Par grand vent, une demi-pelle allait dans le camion et l’autre moitié dans l’atmosphère ! Ma grand-mère prenait les poussières le matin sur les tablettes de marbre noir et à 14h00, j’y écrivais mon nom avec le doigt !!!

Les carrières ont cessé leurs activités en 1969.

A cette époque, les radio-réveils n’étaient pas utiles. La vie était, si l’on peut dire, réglée par la sirène de la glacerie Saint-Gobain qui hurlait à 06h55 et à 15h55 pour signaler le début et la fin du travail des ouvriers de jour. Mon grand-père l’appelait ‘l’hulau’ (le hurleur). J’ai raconté que les ouvriers du four à chaux étaient blancs de poussière. Ceux de la glacerie, eux, étaient rouges, couverts de cette préparation rouge, collante et envahissante qu’on appelle la potée (oxyde de fer) et qui servait au département DPC de l’usine, c’est-à-dire « douci-poli-continu ». La feuille de verre y était doucie (polie grossièrement), puis polie sur les deux faces en continu à l’aide de feutres ronds aux bras de machines rotatives. Ces feutres, une fois usés, ont d’ailleurs fait le bonheur de nombreux ménages dans lesquels ils faisaient office de paillassons.

Je me rappelle l’année 1967 quand le Tour de France est passé à Franière sur les petits pavés 10/10 difformes devant la boucherie. Nous avons vu   Roger Pingeon seul en tête foncer comme une flèche, il filait vers Jambes, il était le futur vainqueur du Tour de cette année.

Alain Denis pour Bibliotheca Floreffia, juillet 2017

3 Commentaires

  1. Claudius

    Excellent article, comme ceux déjà lu précédemment. C’est un réelle plaisir de lire, et de s’imaginer le travail de nos ainés.
    Félicitation à ceux qui s’impliquent à faire revivre des personnages marquant de la vie Floreffoise.

    Réponse
  2. Oswald Ernoux

    bonjour Alain.
    Je me nomme Oswald Ernoux. Je me souviens parfaiement de toi, nous avons usé nos fonds de culottes ensemble à Franière. Etant à la pension depuis 2001 je me complais à écrire. Pas des chefs d’oeuvre bien sûr, mais j’en suis tout de même fier. Chaque jour je jette un coup d’oeil sur la dernière page de l’Avenir. J’espère y voir une de tes chroniques mais je déchante. J’essaie e ce moment d’écrire un livre ayant Franière comme fil conducteur. Le récit que je fais commence dans les années cinquante. J’y raconte nombre d’anecdotes vécues.
    J’aimerais utiliser une partie de tes récits sans pour cela utiliser des phrases complètes.
    Je cherche aussi la composition de l’équipe de balle pelote qui jouait lors des luttes pour la balle du gouverneur. Merci par avance.

    Réponse
  3. Rossommeguy

    bonjour alain , je m’appele guy Rossomme : j’ai habité de 1948 à 1961 dans la 3e maison du petit chemin (la seul ou il y avait un garage) j’avais alors 10 ans .Il y avait alors un batiment de l’autre coté de la route ou le café Maradand (1ere maison du petit chemin) avais installé un jeu de quille tres annimé le soir et les week-end .
    Ton arriere grand père était tres aimé des gamins du coin ; il nous enseignait la facon de talonner une balle
    la main ouverte avec le pouce écarté qui devait chatouiller l’oreille; nous répétions des dizaines. de fois le geste.
    J’étais alors le marqueur de chasse attitré de l’équipe de Franiére (2 fr ) et 1 fr pour officié comme enfant de cœur à la petite chapelle. J’arrete de t’importuné car c’est toute mon enfance ce coin. Merci pour ton article qui a sucitté chez moi bien des souvenirs heureux. Guy
    a la petite

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

1 + huit =